Le Monde 1975: Un village cerné par la ville

Un village cerné par la ville

E MONDE | 01.04.1975  | FLORENCE BRETON.
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BUTTES – CHAUMONT, Botzaris, Danube. Le métro, mélangeant l’histoire et la géographie – Markos Botzaris est un héros de l’indépendance grecque, – se hâte vers les portes de Paris. Le parcours est sinueux, le relief est accidenté et les wagons grincent dans les courbes. Les compartiments se vident. Les quais ne résonnent plus que du bruit de quelques pas. Les stations deviennent à voie unique. Il flotte un petit air de terminus qui, malgré la banlieue qui cerne maintenant Paris, pourrait rappeler la campagne.

En haut des marches du métro, un vent frais vous salue. La place du Rhin-et-Danube (dix-neuvième arrondissement) n’est pas belle, mais sa physionomie est ouverte. Il y a de l’espace, du mouvement – d’un côté, les rues montent, de l’autre, elles dévalent, – toutes les avenues sont plantées d’arbres, les maisons ne sont pas trop hautes. Même par temps gris, la place garde un coin de bleu : la façade de la pâtisserie est bleu dragée, les grilles de l’hôpital Hérold d’un bleu plus foncé.

Dans ce dix-neuvième arrondissement, entre les deux taches vertes des Buttes-Chaumont et de la butte du Chapeau-Rouge, s’élève un petit Montmartre, un quartier escarpé, où la ville a conservé un air de campagne. De nombreuses villas dans la rue du Général-Brunet, la rue David-d’Angers, la rue de Mouzaïa jusqu’à la rue Bellevue. Ce ne sont pas, à une exception près, des hameaux fermés par une grille solennelle comme dans le seizième arrondissement, mais des allées bordées par des petites maisons d’ouvriers qui ont chacune leur jardin.

Ce village est d’ores et déjà cerné : rue des Lilas, un immeuble est en construction, rue de Bellevue, des blocs de treize étages dominent les rues-jardins. De l’autre côté de la rue Compans, le secteur de la place des Fêtes – celles que l’on donnait en l’honneur de la commune de Belleville – est en pleine rénovation. Le groupe scolaire des Lilas – trente classes primaires et huit maternelles – en béton rose, rose et poreux comme un biscuit de Reims, est pratiquement terminé. Il était donc urgent de préserver les villas de la rue de Mouzaïa. Leur inscription à l’inventaire des sites a été proposée par M. Michel Guy, secrétaire d’État à la culture, et acceptée par le Conseil de Paris en mars dernier.

Rue de la Prévoyance, rue de la Solidarité, rue de la Fraternité : le quartier est riche en rues charitables. L’œuvre de la Bouchée de pain a choisi, pour s’installer, celle de la Fraternité. Le nom, le style souplement 1900 de l’inscription – lettres et lianes vertes sur fond de céramique blanche, – attirent l’œil. Le bâtiment, un hangar en bois, fait penser à une grande cabine de bains. La porte est ouverte. Trois longues tables recouvertes de toile cirée à fleurs occupent un coin de la salle ; le tuyau du poêle monte en zigzags jusqu’au plafond. Près du fourneau. Mme Fernande, une jolie grosse aux yeux de porcelaine, surveille ses trois marmites. Quand elle ouvre le matin à 7 heures, la soupe fume déjà. Du vermicelle, du bouillon, un morceau de pain, du fromage : les bouchées sont les mêmes tous les jours, et il y a jusqu’à deux cent cinquante bouches à nourrir.  » Entre eux, ils s’appellent Fernandel, Fresnay, Reggiani. Tous des artistes dans leur genre « . déclare Mme Fernande, le sourire aux lèvres.

La rue de la Fraternité donne dans la rue de la Liberté, ce qui est logique. Deux pas encore et voici la villa du Progrès. Une borne à l’entrée indique que l’allée pavée appartient aux promeneurs. Elle file droit entre des bouquets de lierre qui débordent des grilles comme ces fourrures de renard que les femmes portaient autrefois.

Villa des Lilas, villa Amalia, villa des Boers, elles sont plus d’une vingtaine à être construites sur le même modèle : toujours une allée entre des jardins. Les plus pittoresques sont celles qui se trouvent au-delà de la rue Mouzaïa. Une fois franchie cette gorge d’Algérie, célèbre pour ses combats, on attaque le contrefort de la butte Beauregard au sommet de laquelle les tours de la rue Bellevue remplacent les ailes des Moulins. Moulin-Vieux, Moulin-Neuf, Petit-Moulin, Moulin-Basset… Immeuble A 1, A 2, A 3.

Elles s’épaulent donc pour monter la colline. Leurs toits et leurs gouttières font comme des créneaux. Ce sont de petites maisons modestes, avec un décor de briques, qui datent du début du siècle. Une pièce au rez-de-chaussée, deux fenêtres à l’étage, leur superficie tourne autour de 100 mètres carrés. Elles le vendaient 140 000 francs il y a deux ans. Aujourd’hui, on parle de 260 000 francs. Ces maisons intéressent tout particulièrement les gens de la télévision. Les studios des Buttes-Chaumont sont à côté et la tour blanche avec ses trois étages de soucoupes, les paraboles qui envoient et reçoivent les images, est, dans le ciel, un des monuments du quartier.

On rentre chez soi à pas lents car la côte est raide. Un brin de causette au voisin ou à son chien. Ici, tout le monde se parle. Chacun a sa porte de fer et sa boîte à lettres, ses pinces à linge et son tuyau d’arrosage et même, quelquefois,  » son  » arbre. Un saule laisse pendre ses cheveux verts dans l’impasse. Les oiseaux ont leur mangeoire et chantent. Le numéro 10 vient d’être racheté. La maison est en chantier : échafaudages, tas de sable et brouette. Une table et des chaises : ici on déjeune dehors au printemps. Là, on a pêché une amphore aux dernières vacances. Le propriétaire des Buisson-nets a consolidé sa plate-bande avec des coquilles Saint-Jacques. Une jacinthe prend l’air dans son papier d’argent. Mais ce jardin blanc est le plus charmant. Les fauteuils et les bancs sont couleur neige. On a noué des nœuds de tulle aux branches du bouleau. Un petit vent frais souffle. Le mariage était hier.

FLORENCE BRETON.

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