Le Monde 1983: Une chemise bien coupée

Une chemise bien coupée

LE MONDE | 07.03.1983  – FRANÇOIS CHASLIN.

Presque en haut de la rue de Belleville, passé le métro Jourdain et la sévère église néo-gothique de Lassus, le Vieux-Paris étroit et resserré se brise subitement. À gauche de la rue s’achève l’opération de la place des Fêtes, un des derniers grands drames de l’époque des rénovations abusives.

À droite, le vingtième arrondissement a été épargné ; il regarde, médusé, le massacre auquel se livrèrent architectes et urbanistes, ces professionnels qui auraient dû méditer une citation de Giraudoux, fort aimablement tenue à leur disposition par le Petit Robert, évoquant ce  » respect d’autrui et de soi-même qui s’appelle, d’ailleurs, à juste titre, l’urbanité « . Ils eussent aussi trouvé, précédée d’une étymologie flagrante, la définition que donne ce dictionnaire de l’urbanité :  » Politesse où entre beaucoup d’affabilité naturelle et d’usage du monde « … Une vraie leçon de déontologie !

À droite, donc, les hauts du vingtième. Certes, ce n’est pas la Ville Lumière, ni la Cité radieuse de Le Corbusier ; c’est un fouillis de quartiers anciens, souvent pauvres, étriqués, aux espaces chiches, irrationnels, profonds et labyrinthiques, ruelles et arrière-cours ; c’est la ville telle que les architectes la détestaient et telle que nous avons appris à l’aimer, ou, du moins, à la préférer : le vieux  » pierrier « , qu’on s’applique maintenant à réhabiliter, le plus délicatement possible, touche par touche, comme on ravaude.

En haut de la rue de Belleville, donc, s’ouvre la rue Olivier-Métra. Il y a là une placette triangulaire : bureau de tabac, droguiste, boulanger, et une grosse Sanisette insolente assise au beau milieu, comme si elle se prenait pour un kiosque à musique.

Et puis une brèche dans l’alignement des façades, pas un chamboulement, pas un massacre comme de l’autre côté : une simple brèche, une respiration, en fait, l’ouverture sur la ville d’un jardin, quelques arbres hauts. Au coin de la rue Levert, un petit immeuble a été repeint de rose, et son pignon oblique frappé d’une fresque de carrelage ample mais discrète, deux doigts ouverts dans le geste de la victoire, conçue par Jean de Gaspary.

Un reste de bicoque sagement épargné sert d’entrée à ces quelques logements. Et puis, au fond, une grande surface blanche, parallélogramme dressé, finement quadrillé de céramique comme une page de cahier. Un pan coupé sur la toiture du côté de la rue, pour respecter les règles de gabarit, six fenêtres carrées régulièrement superposées, les grandes baies des ateliers d’artiste, un escalier en colimaçon au milieu de tout cela : voilà une façade bien coupée, chemise blanche dans le quartier.

Dans les pluies et les brumes d’hiver, les arbres sont nus et permettent au nouvel immeuble d’éclairer sa rue ; l’été, leur feuillage atténuera la crudité de ses carreaux de grès blanc.

Cette réalisation modeste des jeunes architectes Wiesengrün, Rocca et Beauny montre que, sans chipotages stylistiques, sans contorsions mais sans fausse humilité, on peut encore construire à Paris un édifice qui sache tenir son rang. Les voitures, garées au rez de chaussée, disparaissent sous un portique assez profond ; la façade, en porte à faux, s’assied nettement sur cette ombre, l’escalier en hélice l’anime en son milieu. Il permet, en outre (étant extérieur au bâtiment), d’échapper aux calculs de densité réglementaires ; il arrive ainsi, en ces temps de misère architecturale, qu’une contrainte ait des conséquences heureuses, et qu’en tournant une loi on invente quelque détour qui enrichit la construction. Les coefficients légaux d’occupation des sols qui frappent les quartiers de Paris vont faire lever une nouvelle génération d’immeubles à escalier apparent : il en naîtra peut-être un  » style  » des années 80… On a le style qu’on peut !

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